«La télévision est toujours en décalage
avec les mouvements LGBT»
Catherine Gonnard est documentaliste à l’INA, où elle a créé le corpus « Homosexualités ». Elle est également co-auteure, avec Elisabeth Lebovici, de l’article Inventer son genre dans le langage de la télévision paru dans la revue Glad ! À l’occasion des OUT d’or, elle détaille l’évolution de la visibilité LGBT à la télévision entre les années 1950 et 1990.
Est-ce que le fait d’être perçu-e ou de se dire gay et lesbienne à la télévision est-il devenu plus facile depuis les années 1950?
Catherine Gonnard : Je ne parlerais pas d’une évolution linéraire, mais davantage de trois phases distinctes. Dans les années 1950-1960, des gays et lesbiennes sont présent-e-s à l’écran notamment dans les émissions de variétés et littéraires, mais ils ne sont pas nommé-e-s comme tel-le-s. Tout est fait de sous-entendus, de regards, de références culturelles. Il n’y a que la communauté concernée qui peut comprendre. Je pense, par exemple, à l’écrivaine Christiane Rochefort invitée au « Cabaret du soir », entre les deux animatrices Colette Mars – figure de la nuit lesbienne – et Micheline Sandrel, qui déclare : « Si je venais au cabaret tous les soirs, je serais comme le roi Pausole [qui change de femmes tous les soirs] », ou encore à Jean Charpini, qui chantait des rôles féminins et qui était régulièrement invité sur les plateaux pour son duo avec Brancato. Il y a une très belle scène dans l’émission « La Joie de vivre » où il parle en ironisant de la première fois où son père est venu le voir sur scène, « le seul spectateur qui n’a pas applaudi à la fin ». Il évoque sans aucun doute l’homophobie qu’il a vécue, mais il ne peut le faire qu’en se moquant de lui-même et en déclenchant l’hilarité sur le plateau.
À partir des années 1970, c’est le discours militant qui va être mis en avant. Des personnalités commencent à parler ouvertement de leur homosexualité comme Jean-Louis Bory ou Elula Perrin. On peut y voir une évolution positive, mais il faut aussi avoir conscience que cette période signe la disparition d’une sous-culture gay et lesbienne du petit écran. Seuls trois axes de réflexion sont possibles : le coming-out, l’homophobie et les caractéristiques de l’homosexualité. Le champ culturel est donc délaissé, exception faite de la chanteuse Catherine Lara qui continue à jouer sur le registre de l’ambiguïté.
La troisième phase correspond à l’arrivée du VIH à la fin des années 1980. Le rejet et les situations très difficiles vécues par les gays – parfois mis à la porte de leur appartement quand leur compagnon mourrait – entraînent un repli des discours sur l’homosexualité. Cette dernière n’est évoquée qu’au prisme de la maladie avec, par exemple, les témoignages d’Hervé Guibert et Jean-Paul Aron. En parallèle, les lesbiennes perdent du terrain à l’écran.
Est-ce qu’on peut dire que la télévision a suivi l’évolution des mouvements militants LGBT ou a-t-elle obéi à un autre rythme?
La télévision est toujours un peu en décalage par rapport aux mouvements de lutte pour les droits LGBT. Le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire), fondé en 1971, n’a presque jamais eu accès au plateau télévisé. Les premiers groupes a être interviewés sont les GLH (groupes de libération homosexuelle) ou Arcadie, mouvement homophile de France, en 1977.
L’évolution est davantage liée aux rapports entretenus avec le médium télévisuel. Dans les années 1960, beaucoup de personnalités du petit écran – dont les présentatrices lesbiennes ou tout du moins celles qui transgressent les normes de genre – viennent du milieu du cabaret parisien et/ou se sont connues durant la Résistance. Les plateaux de télévision sont un entre-soi, d’autant que le récepteur est encore très cher – l’équivalent de un ou deux salaires mensuels –, et les relais de diffusion ne couvrent pas toute la France. De fait, peu de personnes ont accès à la télévision. À cela s’ajoute la difficulté d’enregistrer les émissions malgré l’existence du kinescope. Les personnes interviewées et les présentateurs-trices ont peu ou pas la possibilité de se revoir. Il n’est donc même pas sûr qu’elles aient conscience de ce qu’elles renvoient à l’image. L’exemple le plus frappant est l’interview de Catherine Lara par Denise Glaser. À un moment donné, prises par la musique, elles oublient complètement qu’elles sont filmées, elles font tomber le vouvoiement, un moment d’intimité inédit s’installe.
Dans les années 1970, la télévision devient un objet de pouvoir, la conscience de ce qui s’y passe est accrue, et on tombe soit dans le registre de l’autocensure, soit dans celui de l’affirmation pour faire passer un message politique.
Est-ce qu’en parallèle, on constate une évolution de l’attitude de journalistes à l’égard des personnalités identifiées comme gays ou lesbiennes?
Très peu! Dans le cadre de la Nuit gay sur Canal+, j’ai eu l’occasion d’être co-auteure avec Josée Constantin d’un court-métrage sur les apparitions télévisuelles d’Elula Perrin, patronne de la boîte de nuit Le Katmandou. Depuis sa première intervention dans l’émission de Philippe Bouvard «L’huile sur le feu» en 1977 jusqu’aux années 1990, les journalistes lui ont toujours posé les mêmes questions: «Quelles sont vos expériences avec les hommes?» « N’est-ce pas parce que vous n’avez pas rencontré le ‘bon’ que vous êtes devenue lesbienne ? », etc. Et en face, ce qui est étonnant de constater c’est qu’elle a toujours la même réponse. On la voit changer de coiffure, vieillir et elle continue à témoigner de son expérience en expliquant les choses très simplement. Elle a construit un discours et elle s’y accroche.
Depuis quand l’INA (Institut national de l’audiovisuel) a-t-il établi des corpus spécifiques sur l’homosexualité ? Est-ce que les vidéos sont facilement retrouvables sur le site et, si oui, par quels mots-clés?
Il existe deux corpus recoupant cette thématique sur le site professionnel de l’INA, un consacré au Sida et l’autre dédié au militantisme gay et lesbien qui regroupe tous les sujets et émissions liées aux gay prides et marches des fiertés LGBT, en passant par les interviews des GLH. Ce dernier qui s’intitule «Homosexualités» a été constitué en 2012-2013. Il n’y a pas encore de corpus «Culture et LGBT» en tant que tel. Les recherches sont dépendantes de notre thésaurus, utilisé pour l’indexation des documents. Aujourd’hui, seuls les termes homophobie, homosexuel, homosexualité, bisexualité, hétérosexualité et transsexualité existent. Il n’y a pas d’entrée par exemple pour lesbiennes ou homoparentalité. Dans le premier cas, il faut déjà rechercher «homosexuel» puis spécifier «homosexuelle ou femme»; dans le deuxième, il est nécessaire de rentrer d’abord le terme parent puis homosexuel. Les recherches ne sont pas impossibles mais plus compliquées.
Propos recueillis par Léa Lootgieter pour l’AJL.